« Rends-moi ça, lâchai-je sans la moindre inflexion dans le ton. » Pensez-vous...
Si Freja s'était exécutée, si elle avait consenti à la reddition, j'en aurais été le premier surpris - et outré. Mais, tout à l'inverse (bien entendu), elle se contenta de me dévisager dans l'esquisse d'un sourire provocateur qui me mettait au défi de l'y contraindre.
Essaie, pour voir, disaient ses sombres iris. La garce, elle aimait ça. Et si ça n'était pas pour me déplaire, je n'avais que davantage d'intérêts encore à trouver l'impérieux moyen de la faire plier. Et puis, c'était un jeu qui nous allait si bien, à elle et à moi, ensemble. Puisque le monde entier s'était résolu, de toutes ses forces, à nous nier, nous n'avions pas meilleur parti que celui de nous complaire l'un l'autre et, par là, de nous suffire (quand chacun ne se suffisait pas déjà à lui-même).
Pourtant, ça n'était qu'une pomme, une vulgaire pomme, qu'elle était venue chaparder alors que mon regard se perdait dans la foule opaque et indifférente de nos camarades, étudiants. Mais elle me provoquait. Même la façon dont elle en caressait la surface était une impudente mise à l'épreuve à laquelle je me devais répondre. Si j'avais d'abord choisi de me montrer imperturbable, j'avais fini par me laisser aller au jeu ; aujourd'hui était définitivement une journée que je voulais goûter sans ombre ni
spleen d'aucune sorte.
Elle était venue s'asseoir sur mes genoux, face à moi. En dépits du fait que nous nous trouvions au beau milieu de la cafétéria, elle n'y avait mis aucune pudeur ni égard. Pour beaucoup, nous étions un couple, un duo, indissociable, et si dérangeant que l'indifférence était le meilleur traitement. Quoi que nous ne l'étions pas (à quoi bon ?), la complicité était sans doute égale. Ou non... supérieure, elle était bien supérieure, parfois même à en relayer ma soeur jumelle, Demetria, à un double terne et inexacte. Aussi Freja avait-elle logé la main contenant la pomme dans le creux de ses reins, un léger sourire - rempli de perplexité, de malice et d'un petit quelque chose proche du sadisme - flottant sur ses lèvres.
« Force-moi, dit-elle quand je lui eus répété mon invective. » Freja, Freja, Freja. Pourquoi fallait-il que tu sois, tout à la fois, si prévisible et si délicieusement inattendue ? Je vins donc lui confesser un sourire équivoque, de ceux qui ne disaient rien de ce que je pensais profondément mais qui exprimaient très volontiers mes intentions. Quand elle voyait cette attitude se dessiner sur mes lèvres, elle savait sa victoire approcher ; et cette victoire ne consistant pas tant à me mettre en échec qu’à me voir user de la force.
Le temps que je saisisse sa main libre dans la mienne, elle avait déjà tenté de m’échapper. Par des mécanismes de contraintes purement physiques, je la maintins contre moi de sorte qu’elle eut à se débattre pour s’arracher à mon étreinte. Très vite, je finis de lâcher prise de sorte qu’elle s’enfuit sans demander son reste. A peine sur mes deux pieds, j’entamais de rejoindre la porte qu’elle avait empruntée ; si celle-ci me donnait accès à l’extérieur, je n’eus pas le temps de tâcher de la franchir qu’une silhouette me heurta - ou bien ce fût moi qui la heurta ; toujours fût-il que les dégâts furent ainsi faits, et qu’il me fallut les constater d’un sourire gentiment narquois.
La demoiselle transpira soudainement d’exaspération. Ainsley. Ainsley quelque chose. C’était ainsi qu’elle s’appelait. Du moins, je crois. Je n’aurais pu le jurer, et pourtant. Son regard se durcit aisément alors qu’elle commença à pester en m’invectivant de faire plus attention. La bonne blague, lui fis-je très vite comprendre.
« Ben tiens, me mis-je à ricaner.
C'est à moi de faire attention ? Elle est bonne, celle-là... » Un coup d’œil rapide m’avait laissé croire que je perdais mon temps, mais ça n’aurait pas été la première fois après tout.
Un soupir échappa volontiers à ses lèvres et força mon sourire - quitte à la mettre sur la défensive, j’aimais autant y avoir pris un minimum de plaisir. Aussi ne fus-je guère sympathique avec elle. Il n’aurait plus manquer que cela à tant de mauvaise foi.
« Faudrait voir à te détendre, lançai-je en m’adossant naturellement au chambranle de la porte.
Ce sont les anglais de débarqués qui te font tant d'effets ? » En arquant un sourcil, j’attendis sa réponse ; est-ce qu’elle comprendrait seulement ? Personne ne pouvait savoir… et elle ne m’inspira pas exactement l’éclair de génie que l’on décèle chez les individus capables de comprendre les plus simples allusions. Ainsley.
…et me restait l’idée que son nom m’évoquait quelque chose, sans savoir quoi.